Il avait le don


1953. Louis avait été muté à la fosse Delloye et promu moniteur. Sans en faire de cas de cette promotion. Pas sûr qu’il connût ce mot. Quoique… Il ne s’en était pas vanté. Parler de ce qui se passait au fond n’était pas un sujet de conversation facile. Il avait pourtant avoué :
             Les mômes ne m’écoutent pas. ils foncent sans mettre le masque.
             Comme pour le carnaval ? avait demandé sa fille.
             Presque !
Louis avait sorti de sa musette une pochette de caoutchouc épais dans laquelle les mineurs glissaient le nez et la bouche. Un rectangle flasque et mouvant, collant de sueur et de charbon écrasé qu’elle avait d’abord tenu du bout des doigts, le bras tendu. Le mollusque semblait finalement inoffensif, alors elle l’avait essayé pour s’amuser. Quelques secondes, le temps de suffoquer et de paniquer quand l’odeur aigre et les poussières de menu s’étaient infiltrées dans ses narines. Le père avait ri, mais quand il parlait des galibots ou des nouvelles recrues, des Algériens, des Marocains, qui mouraient trop vite, il ne plaisantait plus.

À cette époque, on ne parlait pas de mutation. Louis avait dit à sa femme :
             À mon prochain poste de jour, j’pars à l’fosse Delloye.
Edmonde avait tiqué.
             C’est loin, Lewarde !
             Je peux demander une maison à Masny.
Il avait précisé que le Champ Fleuri était une cité presque neuve avec de jolies maisons jumelées par deux, de grands jardins et des rues sinueuses et que cela s’appelait auparavant le Champ Pourri. Une légende ? Une blague rabâchée ? Il y en avait eu tellement… Personne ne connaissait Internet et personne ne consultait cadastre.gouv, alors y croyait celui qui voulait. Il y a toujours eu ce jeu de celui qui parle, qui dit ce qui lui passe par la tête, et des autres qui écoutent.
Champ Fleuri, cité 3 étoiles et demi pour les mineurs. Donc pas salle de bains et les toilettes dehors, néanmoins une différence énorme qui avait calmé la femme : pas de souris dans les caves ! Edmonde l’avait cru sur ce point ou alors avait-elle fait semblant ? Toujours ce jeu… Ils étaient ainsi les hommes de la mine. Ils racontaient n’importe quoi, histoire de briser le silence qui fait douter et, de préférence, il fallait faire rire. Louis se débrouillait pas mal.
Elles en étaient persuadées, la mère et la fille. Surtout la gamine qui constatait que ses oncles rigolaient moins ou pas du tout. Elle croyait qu’ils n’étaient pas à la hauteur. Pourtant un des oncles, artiste, peignait, sur de vieux draps tendus, des forêts imaginaires où les feuilles s’agitaient encore. Il y avait aussi le grand-père qui ne savait pas lire et qui jouait sur son cithare-violon des airs cadencés de mélancolie. Ils lui faisaient presque peur. La petite préférait les drôles de bêtises de son père. Elle ne savait pas encore que la gaieté est une autre carapace.

             Tu me fais réciter ? demanda la petite.
             Ça dépend. C’est quoi ?
             Automne malade… de… Guillaume Apollinaire.
             Malade ? C’est normal puisque c’est l’automne. Fais-moi voir.
Louis commença la lecture.
             « Automne malade… », automne, cela m’étonne… Avec un m en plus ? C’est tordu, il ne peut pas être en bonne santé ! « Automne malade et adoré… », arrosé, plutôt. Moi, je ne l’aime pas, il y a trop de vent ! « Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies… », et voilà, c’est bien fait ! C’est dommage aussi pour les roses. Ne t’inquiète pas, elles vont résister jusqu’à la neige.
Elle ne s’inquiétait pas, elle écoutait. C’était parti pour une découverte de chaque mot, de chaque bout de phrase en même temps qu’une explication de texte par le père qui se moquait, s’esclaffait, prenait partie, s’insurgeait. Elle ne pouvait pas placer un mot et riait avec lui, emportée par les bourrasques de l’automne, planant au dessus des roseraies et des vergers. Elle était la rose, il était l’épervier.
             Les feuilles qu’on foule, un train qui roule, la vie s’écoule…
 Louis le répéta plusieurs fois, de plus en plus lentement. Il était devenu grave, sérieux. Ses yeux balayaient au travers du plafond, balayaient les feuilles, écoutait le train, regardait dériver le flot de sa vie. Et dans la cervelle de la petite, s’était imprimé le joli poème.
             Pourquoi tu ne la laisses pas apprendre sa récitation toute seule ? protesta la mère.
Une protestation pour le principe puisque le mal était fait et pas réellement l’idée du mal, à voir le clin d’œil admiratif. La petite était partie jouer dehors et le père se plongea dans son livre.
             Te revoilà dans ce dictionnaire ! De toute façon, tu ne pourras plus passer ton certificat.
             Il n’y a pas que les mots. J’aime bien les images. Et toi, tu n’en as pas fini avec tes bouts de carton. Cela ne sert à rien.
             Ce sont des images aussi et j’aime bien !
La sempiternelle querelle démarra comme un épisode obligé de la journée, une bataille privée et deux gros secrets amoureusement conservés.

Le mineur, parfois, se confiait à sa femme. Quelques détails qui, mis bout à bout, avouaient sa souffrance : trop étouffant dans les galeries, trop de bruit, trop de pression du porion, trop de danger pour se permettre de penser à autre chose qu’à la pioche glissante de sueur dans les deux mains serrées, surveiller son envol, ne pas lâcher la prise jusqu’au choc dans la roche et la décharge au bout des doigts, l’onde douloureuse où s’entrechoquait chaque os du dos. Ne pas perdre des yeux la ligne noire, cette veine de charbon qui pouvait disparaître comme un mirage dans la nuée de sable noir. Et surtout ne pas perturber les oreilles qui surveillaient le bruit du souffle, de la déflagration. Le coup de grisou. Au mieux, espérer l’éboulement qui laissait le temps de courir se réfugier sous un étai.
Le mineur n’avait pas le temps réfléchir quand il était au fond, mais sa femme oui ! Dans un autre clos, celui de la maison, seule, elle en oubliait de respirer. Les autres femmes tricotaient, cousaient, frottaient le carrelage à l’user, Edmonde classait des cartes postales dans des boîtes qui s’empilaient dans le buffet et passait des heures à regarder de jolis paysages ensoleillés, loin des terrils et des chevalets, loin du froid et de la pluie, une obsession qu’elle savait exagérée, futile. Personne ne le savait, sauf son mari qui apprenait des mots, en cachette de son auditoire.
Quand Louis revenait de son poste, Edmonde respirait à nouveau. Et les taquineries reprenaient.

**

2007. Elle a dans les 50 ans, née à Rabbat, un petit foulard classique sur la tête, un fichu comme les paysannes. Des yeux noirs attentifs et un visage serein. Lui a dans les 35 ans, presque maigre sans faire pitié, les cheveux clairs et courts.
Le sujet d'abordage est le bus Douai-Aniche qui les transporte et cahote sur la chaussée défoncée par les travaux du nouveau tramway. Il propose sa place. Elle refuse : elle descend à Sin. Ensuite, c'est un échange ping-pong sur la religion (il admet l'islam, mais il mange du porc), sur l'immigration (elle a conseillé à son neveu de repartir au Maroc ; ce qu'il a fait et maintenant, il est pêcheur, il a une famille et une maison blanche), sur les prochaines élections présidentielles (il avoue son choix ; elle aimerait bien voter). Bref, une conversation publique et tous azimuts.
Puis il ressort son accent ch'ti qu'il avait bien camouflé jusque-là :
             Avant quand te manquais de suc' ou d'farine, t'allo chez tin voisin qui t'in donno ; maint'nant, il t'dira : va te faire f... !
Aujourd'hui, si tu as besoin de sucre, tu prends ta voiture pour aller à Auchan et qu'importe si tu paies à crédit ou avec ton RMI ! Ce n'est pas le jeune homme qui a parlé, c'est moi qui traduis.
Entre-temps, la dame s'apprête à sortir du bus et il lui crie :
             Priez pour moi !
             Oui, je le ferai. Vous êtes d'où ?
             De Lewarde.
             Je le ferai.
Elle est descendue. S'installe un silence qui le trouble. Il pivote vers moi.
             Qu'est-ce qu'on est bringuebalé !
Je souris, mais ne réponds pas. Là, j'ai raté le coche de l'entrée en matière.
             On l'aura mérité, ce tramway !
Sa phrase n'est pas terminée qu'il me tourne le dos, droit sur son siège. Je suis désolée. J'ai fui la communication. L'échange irréel. Si vrai. Dommage... Pour moi.

Il sort effectivement du bus à Lewarde. Comme moi. Je le regarde partir de son côté et brusquement un flash dans ma tête, une chaleur triste dans mon cœur. Le père à qui je viens dire adieu était du même genre. Le genre de celui qui ne peut pas s’empêcher d’engager la conversation, qui va sympathiser, qui va donner son sucre, qui va donner ses mots pour habiller le temps et décorer l’espace, ce temps d’un bout de route, cet espace d’un bus. Ou mieux, la salle d’attente bondée du médecin des mines.
Il avait en plus le don de faire rire. Ou d’énerver… Il a attendu ses cent ans moins un jour pour se taire (merci le masque et merci la génétique). Sans se vanter, comme d’habitude. Pas de fête, pas de journaliste, pas de discours. J’aurais pu lui en écrire un ou créer un catalogue de ses envolées,  toutes ses blagues, ses jeux de mots qu’il préparait en chinant dans son Petit Larousse Illustré, mais ce qu’il déclamait, il ne pouvait pas l’écrire sans faute de grammaire… Alors cela n’avait pas de sens. D’ailleurs, il disait : « cela n’a ni queue, ni sens ». Déconner n’est cependant pas déraisonner. Ce qu’il exprimait avait de la valeur. Bravo, mon père ! Tu en as pulvérisé des gaillettes dans ta vie et tu as pulvérisé des pronostics, des statistiques et autres préjugés !
-        Ne croyez pas toutes ses cafougnettes, prévenait ma mère.

FIN

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